On l’a décrit comme un rebelle, un libertarien. Des étiquettes dont se formalise peu Dominic Lamontagne, qui souhaite simplement porter celle de producteur agricole artisanal. Mais le projet de ferme pluriproductrice à échelle humaine qu’il a en tête est impossible au Québec. Il l’est au Vermont, jusqu’où nous l’avons suivi.
Texte de Vincent Fortier
Photos de
Gabrielle Sykes
Il fallait voir leur air. Plus Dominic Lamontagne parlait aux jeunes travailleurs de l’Intervale
Community Farm, à Burlington, au Vermont, plus leurs yeux s’écarquillaient de surprise et plus leurs visages s’allongeaient. Le grand gaillard de 6 pi 5 po aux cheveux bouclés poivre et sel leur énumérait tout ce qu’il lui est impossible de faire au Québec.
Impossible de vendre ses oeufs au marché. Impossible de détenir plus de 99 poules pondeuses sans avoir à acheter de dispendieux quotas. Impossible de se procurer du lait cru sur les fermes. Impossible de posséder moins de 10 vaches laitières. Bref, impossible de voir la petite ferme artisanale et commerciale dont Dominic Lamontagne rêve devenir réalité.
Pour les jeunes fermiers vermontais croisés pendant leur pause de lunch, rien de tout cela n’avait de sens, puisque le rêve impossible de Dominic, c’est pour eux une réalité qu’ils vivent au quotidien.
L’Intervale Community Farm fait partie de l’Intervale Center, une communauté installée près de la rivière Winooski qui regroupe une dizaine de fermes à échelle humaine. Dominic Lamontagne, qui s’y est rendu pour la première fois il y a quelques semaines, a choisi de me conduire ici – à seulement 70 kilomètres de la frontière québécoise – pour me montrer à quel point les choses ne tournent pas rond dans la Belle Province. Au Vermont, un des États américains les plus avant-gardistes en matière d’agriculture, il pourrait voir sa ferme prendre forme. Comme partout aux États-Unis, d’ailleurs. «Je n’ai trouvé aucun autre endroit à l’extérieur du Canada où mon projet de ferme est impossible à réaliser», me disait-il plus tôt, alors que nous attendions aux douanes.
L’entrepreneur parle d’un «étranglement des libertés entrepreneuriales des Québécois dans le domaine de l’agriculture» et d’une «déroute provoquée par l’État qui laisse l’Union des producteurs agricoles (UPA) écrire les lois». Selon lui, la définition d’un producteur québécois, aujourd’hui, c’est un syndiqué qui fait de la monoculture. «Quelqu’un qui ne veut qu’une centaine de poules et quelques vaches est vu comme un amateur», regrette-t-il.
Un homme en colère
Dans
La ferme impossible (Écosociété), un essai de moins de 200 pages paru à l’automne 2016, on sent que l’homme de 39 ans est en colère. Ce livre, sur lequel il a travaillé pendant quatre ans, raconte son combat. Après avoir animé plusieurs conférences sur les interdits agricoles québécois qu’il considère comme des «nonsens» et avoir fait de nombreux appels au ministère de l’Agriculture et à l’UPA, il souhaite trouver, grâce à cette publication, un interlocuteur qui lui expliquera pourquoi les choses se passent ainsi au Québec.
«Tout ce que je souhaite, c’est le rétablissement des droits de base, explique-t-il calmement, les deux mains sur le volant. La difficulté, c’est de faire réaliser aux Québécois le côté outrancier des lois. Parce que c’est juste une question de changer la législation.» Mais il n’est pas très optimiste…
Sur la route qui menait vers Burlington, Dominic m’a parlé en long et en large de sa ferme impossible, constituée de 2 vaches, de 200 poules et de 500 poulets. Assez pour subvenir à ses besoins, ainsi qu’à ceux de sa blonde, Amélie, et de leurs deux garçons, Élie et Noé, âgés respectivement de 12 et de 7 ans. Et assez pour toucher un revenu intéressant en vendant et en transformant le reste des oeufs, du lait et du poulet.
Mais la législation et la gestion de l’offre empêchent l’existence d’une fermette pluriproductrice de ce genre. Au Québec, la production laitière passe obligatoirement par le système des quotas – grosso modo des permis qui déterminent ce qu’un agriculteur peut produire et vendre ensuite aux fédérations, dans ce cas-ci les Producteurs de lait du Québec.
Et pour être un producteur de lait reconnu, il faut acheter un minimum de 10 vaches. À environ 25 000$ le quota par vache, on parle d’un investissement de 250 000$. Quant aux oeufs et au poulet, il est possible de détenir, hors quotas, un maximum de 99 poules pondeuses et de 100 poulets.
En Colombie-Britannique et en Alberta, par exemple, on peut élever 2000 poules hors quotas. D’ailleurs, la ferme dont rêve Dominic pourrait exister dans ces deux provinces, tout comme en Saskatchewan, au Manitoba et à l’Île-du-Prince-Édouard, mais pas dans les autres. Québec demeure la moins permissive des provinces, après Terre-Neuve.
Pour se conformer au système des quotas, Dominic devrait avoir au minimum 100 poules pondeuses et 1000 poulets. Entre 101 et 999 poulets, donc, c’est un no chicken’s land. L’investissement minimal pour une ferme qui souhaite produire oeufs, lait et poulets se chiffre ainsi à 375 000$ – environ 25 000$ par vache (10), 250$ par poule (100) et 100$ par poulet (1000).
Au Québec, les 38 000 producteurs agricoles se séparent 12 milliards de dollars de quotas, qu’ils ont achetés à fort prix ou qu’ils ont hérités de leurs parents. «Faut-il être riche ou avoir des vaches dans sa famille depuis 75 ans pour être un agriculteur?» me demande Dominic, qui voit aujourd’hui les producteurs de lait, d’oeufs et de poulets comme des membres de clubs sélects.
«Le système des quotas est très contrôlé. On protège les acquis des grands producteurs.» –Ben Butterfield
L’exemple du Vermont
Voisin de l’Intervale Community Farm, Ben Butterfield élève 1500 poules pondeuses. Il pourrait en avoir jusqu’à 3000 sans que le gouvernement s’en formalise. Tout ce qu’il a eu à payer, c’est 8,25$ par poule à l’achat, pour un total d’un peu plus de 12 000$. S’il avait été soumis aux politiques de quotas québécois – 250$ par poule –, il aurait dû débourser 375 000$ pour se lancer dans son aventure. Une somme que le fermier juge ridicule. «Je n’aurais jamais pu concrétiser ce projet, raconte le jeune homme avant de donner des restes de fruits à ses protégées, qui semblent être en appétit. Les lois sont beaucoup plus flexibles ici. Ça ne rend pas le métier d’agriculteur moins exigeant, mais ça m’a permis de démarrer mon entreprise et de vendre mes oeufs au marché.»
Après trois ans, Ben est sur le point de rentabiliser son entreprise et pourra bientôt quitter son deuxième emploi, à l’hôpital de Burlington, pour se consacrer uniquement à ses poules. Chez nous, avec ses 1500 oiseaux, il serait considéré comme un producteur minuscule, la ferme moyenne québécoise comptant 36 000 poules.
«J’hallucine quand je vois ce qu’ils peuvent faire sur leurs fermes, me glisse Dominic. C’est la preuve que si tu donnes aux artisans le droit de s’exprimer, ils vont le faire et ils vont réussir. Au Québec, l’artisan est jugé coupable avant même d’avoir subi son procès. L’UPA lui dit ‘‘Tu vas te casser la gueule; tu ne fais pas une vraie agriculture.’’ Moi, tout ce que je demande, c’est d’avoir le droit de me casser la gueule.»
Dominic Lamontagne a bien pensé à s’expatrier pour imiter Ben Butterfield, mais, pour le moment, il garde ses racines au Québec. Ce touche-à-tout a grandi à Hull, en Outaouais, et a fait ses études primaires à la maison – comme ses fils.
Après un an et demi à étudier l’art en Ontario, il a déménagé à Montréal et fondé une compagnie de multimédia. Puis, il a ouvert un restaurant avec sa copine, à Verdun: le Naked Lunch, auquel il a intégré une conserverie, pour varier son offre et garder la tête hors de l’eau. Las de la ville, le couple déménage en 2009 à Sainte-Lucie, dans les Laurentides. Sur leur terrain de 42 acres (30 terrains de football! ), Dominic et Amélie imaginent alors leur ferme… qu’ils ne savent pas encore impossible.
Encourager les petits
Dominic Lamontagne ne croit pas avoir d’ennemis dans le milieu agricole, même s’il dénonce le fait que, selon lui, le ministère de l’Agriculture s’est vidé de ses experts pour se remplir d’inspecteurs et que les lois en place permettent à l’UPA d’exercer le contrôle dans le paysage québécois.
«Je ne veux écoeurer personne. Je me bats pour un système qui existerait en parallèle avec le système actuel.» –Dominic Lamontagne
Il rêve ainsi de voir apparaître un titre de producteur agricole artisanal, et il n’est pas le seul. À l’occasion de ses conférences, il a rencontré beaucoup de jeunes qui aimeraient, comme lui, bâtir le type de ferme dont il rêve. «Ma ferme impossible, elle est cent fois plus petite qu’une ferme québécoise de taille moyenne, poursuit-il, le regard oscillant entre la route et le GPS. Ça n’a pas de bon sens de penser qu’elle mettrait en danger les plus grandes fermes!»
L’agriculteur-artisan que Dominic imagine pour le Québec est aussi hyperactif que lui. «Il organiserait des formations, il servirait ses oeufs dans son gite couette et café, il transformerait lui-même ses produits…» explique-t-il, avec de grands yeux. Il ferait également sa mise en marché de façon autonome.
Présentement, en matière d’oeufs, de lait et de poulets, le Québec fonctionne sous un régime de mise en marché collective. C’est donc dire qu’il est impossible d’acheter un poulet abattu directement à la ferme et que tout lait produit chez nous est mélangé avec tous les autres avant d’être distribué. «Qu’est-ce que ça fait quand tu mélanges toutes les couleurs ensemble? Ça fait brun. Alors quand on mélange tout, ça goûte brun!» Même les oeufs qu’on retrouve au marché sont ceux de la Fédération des producteurs d’oeufs du Québec, le simple fermier ne pouvant les vendre lui-même.
«Les produits québécois qui sont issus de cette mise en marché collective sont standardisés. On ne fait pas ça pour le goût, mais bien pour le coût. On veut offrir au consommateur l’aliment au plus bas prix. On dirait le slogan de Tigre Géant!»
Un combat difficile à mener
En roulant vers la Jericho Settlers Farm, un autre endroit qu’il jalouse, situé à 20 minutes de Burlington, Dominic me parle de son idée de faire de la bière en conserve, des champignons qu’il trouve sur son terrain, de Nina Simone et du dernier band britannique qu’il vient de découvrir, Everything Everything.
À destination, nous trouvons 25 acres de terre où poussent des légumes et où vivent 1500 poules. Les propriétaires élèvent aussi des cochons et des agneaux sur deux autres terrains. Tout près des immenses panneaux solaires qui alimentent sa ferme et sa maison, la propriétaire Christa Alexander vante la législation du Vermont.
Et elle s’étonne, comme ses confrères de Burlington, des obstacles que rencontre Dominic sur sa route. «Il y a beaucoup d’appui ici pour les petites et les moyennes fermes, autant sur le plan législatif que sur le plan technique», explique l’agricultrice.
Aux États-Unis, Dominic a aussi trouvé un autre allié: Joel Salatin, le fermier libertarien qu’on a pu voir dans le documentaire choc Food Inc., sorti en 2008, qui dénonçait la production agricole à grande échelle. C’est lui qui signe le billet servant de préface à son livre: «Les offices de mise en marché canadiens en général, et ceux du Québec en particulier, se comportent comme de véritables voyous qui protègent leur clique contre la menace de l’innovation», peut-on y lire.
Ce n’est pas un hasard si c’est un Américain qui signe la préface de
La ferme impossible. Dominic aurait bien aimé qu’un Québécois parte en guerre avec lui, mais ceux qui étaient sur les rangs pour rédiger l’introduction se sont désistés, ne voulant sans doute pas se lancer dans ce délicat débat.
Dominic Lamontagne, lui, affirme qu’il énonce simplement des faits, qu’il dit publiquement des choses connues du milieu, mais que bien des Québécois ignorent. Pourtant, en 2008, le rapport de la Commission sur l’avenir de l’agriculture au Québec publié par Jean Pronovost – qu’il considère comme un ami – remettait déjà en question certains éléments dénoncés dans La ferme impossible, comme la mise en marché collective obligatoire et le contrôle du prix des quotas. «C’était un grand document, d’une rare lucidité. La vérité est sortie, mais on n’en a rien fait, se désole-t-il. Le problème, c’est que l’agriculture n’intéresse personne.»
Son livre maintenant écrit, Dominic considère qu’il achève son combat. «I’ll rest my case», se contente-t-il de dire. Dans sa conserverie, qu’il a gardée à petite échelle, il va poursuivre, avec sa blonde, la mise en boîte de son fameux smoked meat de magret de canard sous l’étiquette En pleine gueule. Et sur sa terre, il va continuer à cueillir des chanterelles et des bolets, à aller chercher ses oeufs au poulailler et à gratter sa guitare.
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Ce texte a été publié dans le numéro 3, Tabous, à l’automne 2015.