«Ça pousse!» - Caribou

«Ça pousse!»

Publié le

19 septembre 2020

Texte de

Christian Bégin

Photo de

Maude Chauvin

L’animateur, auteur et comédien Christian Bégin rend hommage au temps de fête que doit être la période des récoltes, en faisant un clin d’œil complice au temps de la «révolte agricole».
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L’animateur, auteur et comédien Christian Bégin rend hommage au temps de fête que doit être la période des récoltes, en faisant un clin d’œil complice au temps de la «révolte agricole».
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Plus grand que la panse

– Tiens-toi droit pis mets-toi pas sur la pointe des pieds!

Je trépigne d’impatience. J’ai hâte de voir de combien j’ai grandi. Chaque année, depuis que je sais me tenir debout tout seul, à ma fête, pendant que je m’adosse au cadre de porte de ma chambre, ma mère me met une règle sur la tête et, avec un crayon-feutre qui change de couleur à chaque cérémonie – parce que c’en est une! –, trace une petite ligne sur ledit cadre. Cette ligne, loquace, qui parle de bien d’autres choses que de pouces ou de quarts de pouce, raconte et cristallise un an de vie, témoigne de combien j’ai grandi.

– Ouan, ça pousse!

Et là, je prends un pas de recul et je constate, avec une joie presque exagérée, que oui, en effet, j’ai poussé!

C’est ma fête des récoltes à moi. Je dis souvent que nous sommes, collectivement et individuellement, en déficit de rituels. Dans un mouvement de révolution pas si tranquille l’air de rien, on a désacralisé beaucoup de choses et la triste et préoccupante tribalisation du monde à laquelle nous assistons, à laquelle nous participons, témoigne maladroitement, voire dangereusement, de cette quête inextinguible de sens, de cette nécessité de recréer de nouveaux rites de passage. On a soif de sens, mais on boit de plus en plus en groupes fermés et on se saoule de nouveaux diktats moraux qui nous emprisonnent dans des cellules opaques à l’altérité plutôt que de nous libérer.

La «révolution agricole» qui se prépare en ce moment et qui inquiète les tenants d’une agriculture mondialisée, désâmée, délétère et vidée de son sens tellement elle est réduite à une agrobusiness de marché, cette révolution qui s’exprime – malgré l’adversité et la résistance d’un système dont les vulnérabilités sont de plus en plus mises au jour – par la multiplication de petites fermes nourricières de proximité, qui, en plus de mieux nous nourrir, de s’ancrer dans les communautés, de retisser un tissu social effrité, nous ramène la «fête des récoltes», cette révolution nous reconnecte à des rituels millénaires qui avaient, entre autres, pour objectif de maintenir le lien entre nous et, appelons-le comme ça, «le Grand Tout».

– Ouan, ça pousse!

Il faut fêter et honorer ce qui pousse et celles et ceux qui font pousser. Je me permets de préciser ici: celles et ceux qui font pousser de manière à nous nourrir et à bien nous nourrir. On peut faire pousser pour nourrir un système. On peut même sacraliser, vénérer ce système. Je préfère ici, puisque c’est moi qui écris, rendre hommage à celles et ceux qui pratiquent une agriculture sensée et vouée à maintenir, sinon à rétablir, l’équilibre fragilisé, attaqué de toutes parts, entre nous et le «Grand Tout». En ces temps qui ne cessent de percuter nos labiles certitudes, il demeure une chose qui, malgré nous souvent, malgré nos maltraitances répétées, revient avec pugnacité, résilience et générosité: le temps des récoltes. Ce temps de l’année où la terre rend à celles et ceux qui la traitent en égale les fruits de leur dur labeur.

Aimer la terre, c’est dur! La bien traiter, c’est une profession de foi en des demains fructueux et nourriciers. La bien traiter est une déclaration d’humanisme et d’altruisme qui fait apparaître l’autre qui nous suit, l’autre qui existe dans l’absence. La bien traiter, c’est aimer celles et ceux qu’on ne voit pas encore.

Bien sûr, une terre malmenée peut donner ce qu’on lui demande de donner, mais elle s’épuise, se vide de la vie qui lui permet de donner... et meurt. Meurt ou se rebelle. C’est comme avec les gens. C’est pareil.

COVID oblige, on ne pourra pas tant les fêter, ces récoltes, cette année un peu partout sur le territoire. Le chapiteau ne sera pas érigé à la ferme du Raku, chez Samuel, à Saint-Germain-de-Kamouraska, le plus époustouflant spot de tout le Doux Pays. C’est peut-être une façon que le «Grand Tout» a trouvée pour nous appeler à plus de bienveillance à son égard. Je pense que la terre est lasse et fatiguée et blessée par notre négligence amnésique et égoïste. Mais elle donne. Elle donne encore. C’est comme si elle avait encore de la place pour pardonner. Et elle s’accroche, avec reconnaissance, à celles et ceux qui se rappellent au devoir, à l’impératif devoir de faire attention à elle si on veut qu’elle donne encore, je le répète, pour celles et ceux qui nous suivent.

Au bout du compte, si j’ai une seule certitude, c’est que c’est elle qui va gagner, anyway... Romain Gary écrivait dans La danse de Gengis Cohn: «Le renouveau a toujours été d’abord un retour aux sources.»

– Ouan, ça pousse!

C’est le retour à ce souvenir, à ce rituel fondateur presque dans mon histoire, qui me ramène au temps des récoltes et à ma mère, qui, malade, fatiguée, dépressive et meurtrie, une ligne à la fois, année après année, me donnait accès à la joie, à la trépignante joie de pousser...


Cette chronique est parue à l'origine dans les pages du quotidien Le Devoir, le 5 septembre 2020.

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